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"Pardonne-moi, j'aurais dû résister": lettre de Stéphane Hessel à son petit-fils

Par Le Sam 21 oct 2017

Ste phane hessel

2004

Mon Daniel, ça y est ! Elle est donc née, Marie, elle fait de moi un arrière-grand-père. ça fait un mois que j’y pense tous les jours et que je résiste à l’envie d’en parler avec toi. Quelque chose m’intimide devant cette échéance qui me coiffe du bonnet du patriarche.

Je n’ai sûrement pas été un bon grand-père pour toi : ta vie débordante de musique, de voyages, de rencontres, d’échecs et de triomphes, j’aurais dû y être plus présent, plus mêlé. La mienne déjà si longue charrie encore trop d’engagements. Nos contacts ont été des moments de joie, de tendresse, de rigolade, pas de méditation.

Cette naissance appelle de la méditation, pas seulement de l’émerveillement joyeux. Je vais peut-être te sembler tout à coup bien pontifiant. Ce n’est pas mon habitude. Mais tu ne mesures peut-être pas l’importance du coup que tu as réussi et dont je suis jaloux.

Tu es déjà toi-même le produit d’apports multiples. Tes deux grands-pères viennent l’un de Berlin, l’autre de Chinon et leurs ascendants de Saint-Pétersbourg, de Londres et de Tulle. Mais ce que ta compagne Leïla apporte à cet enfant est inestimable : l’Orient des tziganes et l’Afrique de la Mauritanie. Marie sera donc le fruit d’un vrai métissage. Elle sera un passeur et je compte sur toi pour développer en elle cette qualité, la rendre fière de la diversité de ses composantes. Dans les replis de ce siècle encore jeune mais déjà compliqué, elle aura l’occasion d’en faire usage et profit.

Un jour quand elle aura vingt ans, elle tombera sur une camarade qui étudie l’histoire de France du XXe siècle, si loin déjà mais riche encore de massacres recensés et où les historiens auront repéré une date, 1944, et un drôle d’organisme clandestin qui, en pleine guerre, a réfléchi sur l’après-guerre et qui s’est appelé Conseil national de la Résistance. En 2024 Marie aura vingt ans et ce sera le quatre-vingtième anniversaire du programme du CNR. Il ne restera plus personne depuis longtemps qui ait vécu cette époque. Mais avec les formidables progrès qu’aura faits l’archivage historique, il y aura bien un chercheur pour cliquer sur son ordinateur et découvrir sur son écran l’Appel lancé à quelques jours de la naissance de Marie lors du soixantième anniversaire de ce texte par une bande de camarades de la Résistance.

Et nous supposerons qu’alors sa camarade à elle lui dira : « je vois que ton grand-père a signé cet appel et qu’il était un résistant ».

Elle se retournera vers toi et te demandera ce que cela veut dire. J’aimerais que tu lui fasses une réponse qui stimule son intérêt pour ce vocable. Parce que c’est un vocable précieux, à mon sens, pour une jeune femme du XXIe siècle, pour celle que sera devenu ce fragile et vaillant bébé que nous avons vu hier reposant entre les mains larges et noires de Leïla.

De moi, si elle te pose la question, tu peux lui dire ceci : ton arrière-grand-père a eu beaucoup de chance. Quand il a eu vingt ans le monde ne s’était pas débarrassé de la détestable habitude de faire des guerres pour faire triompher une nation, une race, une idéologie. Et ayant en face de lui un fou dangereux qui voulait subjuguer toutes les autres races à la race aryenne (comme elle aura appris l’histoire du XXe siècle à l’école elle saura de qui tu parles) mon grand-père n’avait aucune hésitation pour savoir à qui et à quoi il s’agissait pour lui de résister. Reste la question du comment. Si ta camarade a parlé de lui comme d’un résistant, c’est que les hasards et les chances dont il a bénéficié lui ont permis de reprendre le combat. Tant d’autres auraient voulu le reprendre et en ont été empêchés. Tant d’autres ont été bien contents de ne pas le reprendre. Il a pris des risques, a failli plusieurs fois y laisser la peau, a donné du fil à retordre à l’ennemi, a survécu.

Tu tâcheras de raconter ça le plus sobrement possible à Marie pour qu’elle y voie une jolie légende (tu enjoliveras un peu pour qu’elle ne s’ennuie pas trop).

Mais ensuite tu lui poseras les vraies questions sur la « résistance ». « Et toi, lui demanderas-tu, à quoi as-tu envie de résister ? »

Ne la guide pas trop dans sa réponse. Laisse parler son instinct poétique, ses émotions adolescentes.

Ce n’est évidemment pas à moi, ni non plus à toi de définir pour Marie ce qui l’indigne, ce qui l’enthousiasme, ce au nom de quoi et à quoi elle veut résister.

Et je te rends attentif, ici, à la vitesse à laquelle les problèmes du monde évoluent, se renouvellent, se transforment et comme il est difficile (impossible !) de prévoir quels seront les défis de 2024.

Nous sentons bien que de grandes explosions techniques, scientifiques, peut-être morales sont en cours, ou – plus grave encore – en attente. Des impatiences. Des tentations violentes. Des crispations communautaires, ce sont les pires !

Mais aussi des avancées patientes et courageuses dans le domaine du savoir sur l’homme, sur son inhumanité à résorber, un épanouissement peut-être de cette géopoétique dont le grand écrivain franco-britannique Kenneth White est le prophète.

En vingt ans, le monde aura forcément beaucoup changé. Vois comme il n’a déjà plus rien à voir avec celui où nous avons élu François Mitterrand à la présidence et l’avons accompagné jusqu’au Panthéon, une rose à la main.

Pas question donc de décider à quoi Marie devra – ou surtout voudra – résister. Mais sois sûr que la jeune  femme qu’elle sera devenue, enfant du Nord et du Sud, de l’Orient et de l’Occident, saura peser ses choix.

Dis-lui alors simplement de la part de son arrière-grand-père qu’elle ne deviendra elle-même et heureuse et forte qu’en refusant fermement de se plier à une pente des choses qui lui sera présentée comme inévitable ou à donner son aval à une situation qui la choque mais qu’on lui dira irrémédiable. De quelque direction que soufflera le vent de l’histoire, c’est la façon courageuse dont Marie tendra sa voile qui fera d’elle la navigatrice dont on s’accordera à dire qu’elle est une vraie résistante. Et la déesse de l’amour, la plus exigeante de toutes, lui prodiguera sa protection. Mais voilà, cher Daniel, que par ce vent je me laisse emporter.

Pardonne-moi : j’aurais dû résister.

Stéphane Hessel

 

 

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